Quand les mots sont politiques

Réflexion

La sémiologie (l’étude des signes et de leur sens dans leur contexte social) nous apprend que les mots employés renvoient à des concepts et induisent une façon de penser. Un champ lexical, c’est une lunette à travers laquelle nous voyons la société.

Par exemple, si dans les années 70 et 80, on parlait, au sein du mouvement communautaire, de lutte populaire et de groupes militants, ces vocables ont progressivement été remplacés par action communautaire ou sociale et, depuis quelques années, par des mots issus des modes de production industrielle ou commerciale, tels que développement social, innovation sociale, entreprenariat social, investissement social, etc. On peut aussi penser au fracas qu’ont fait les mots intersectionnalité et racisme systémique lorsqu’ils ont été introduits dans les milieux sociaux il y a quelques années, avant qu’on réalise qu’ils appartenaient au champ lexical des luttes sociales, qui est à la racine de notre mouvement. On pouvait donc les y intégrer (et les concepts auxquels ils réfèrent) sans perdre notre identité.

En décrivant nos actions posées, les mots influencent notre façon de voir le monde et orientent nos interventions. Ils ne font pas que décrire notre perception du monde; ils la forgent. Ils sont donc politiques.

Le langage utilisé par les institutions (ou bailleurs de fonds, ou personnes en position de pouvoir) pour nous nommer n’est pas neutre non plus. Ils participent à nous normer. Ainsi, le mot résilience se manifeste dans le discours des gouvernements, de la Santé publique et des universitaires, et se fraie progressivement un chemin dans les groupes communautaires, profitant du sous-financement chronique dont ils souffrent et orientant les financements ponctuels (par projet). Le petit dernier du vocable social s’est imposé à la suite de la pandémie, bien qu’il soit apparu après de la tragédie ferroviaire de Lac Mégantic. Nos collègues de l’Estrie ont d’ailleurs rédigé un bulletin fort pertinent à cet effet en 2021, que nous vous invitons fortement à consulter (Bulletin : Les angles morts de la vision de la Santé publique).

Le concept de résilience et son petit cousin le rétablissement des communautés viennent souvent main dans la main. Ils sont maintenant utilisés pour parer les effets de la crise climatique. Plutôt que d’agir sur les déterminants sociaux de la santé, dans une approche de prévention, on finance les groupes communautaires pour qu’ils préparent les populations vulnérables à augmenter leur potentiel de résilience en cas de catastrophe climatique, facilitant par la suite leur rétablissement. Ce faisant, on détourne les groupes de leur mission de transformation sociale. Plutôt que de lutter contre la pollution et/ou la pauvreté, on incite les groupes à préparer les personnes pauvres pour qu’elles passent mieux au travers des crises climatiques (verglas, canicules, inondations, Covid), qui les affectent davantage que la majorité de la population. On va même jusqu’à imputer au milieu communautaire un rôle dans la préparation et l’application de mesures d’urgence, pour compenser l’atrophie des institutions publiques. Il y a une nette différence entre mettre l’épaule à la roue en cas de catastrophe, et prendre la responsabilité de la préparation en cas de crise, qui relève directement du domaine de la Sécurité publique. Du même coup, on individualise la capacité de rebondir en cas de crise.

Parallèlement, on voit apparaître certains mots là où on ne les y attendait pas. Empowerment (ou agentivité) est utilisé dans certains secteurs du Réseau de la santé comme un synonyme de « rendre autonome », c’est-à-dire qu’on vise à développer la capacité de l’individu à se passer des services de l’État, et justifier ainsi la fin des services. Pensons aux guides d’autosoins, de plus en plus répandus, considérés comme un « service rendu ». Un guide d’autosoins distribué = un patient desservi, et hop! la personne n’est plus « en attente de service » dans les statistiques! On n’aborde pas la source des maux, par exemple, une situation qui cause une détresse, mais on apprend à vivre avec, à coups de bains moussants et d’aromathérapie. Pensons aussi à la proche-aidance, dont un objectif clinique est de modifier la perception qu’a la personne proche-aidante de son rôle, pour qu’elle voit son expérience non pas comme un fardeau, mais comme une expérience positive d’accomplissement de soi. La personne qui cherche de l’aide (aide à domicile, par exemple) se voit plutôt offrir des séances de renforcement positif (empowerment). Voilà un problème réglé pour beaucoup moins cher! Cette personne proche-aidante est maintenant plus résiliente. L’empowerment, comme processus de reprise de pouvoir pour agir sur ses conditions de vie individuelles et collectives, a été détourné de son sens politique.

Ces détournements de sens révèlent une volonté de désengagement de l’État, que nous devrions en plus accueillir dans la bonne humeur. Dans le monde de la résilience, l’esprit critique est perçu négativement. Nommer les injustices ou les oppressions est contre-productif. Tenter de les réduire n’est donc pas une option. Agir sur les causes (la pauvreté, la pollution, les discriminations, la maladie) n’est plus nécessaire, puisque les personnes opprimées acceptent d’en subir les conséquences comme des fatalités, plutôt que comme des conséquences de nos choix collectifs. Les groupes communautaires sont appelés à devenir des agents d’adaptations aux injustices plutôt que des agents de transformation sociale.

C’est ce même procédé (imposition de mots et donc, de concepts et de vision du monde) qui a permis à l’équité territoriale de remplacer l’équité entre les personnes ou les classes sociales (justice sociale). Cette conception de l’équité ne vise pas à mieux répartir la richesse, mais bien à répartir équitablement les mesures de mitigation de la pauvreté (les miettes, quoi!). En faisant du territoire le sujet d’intervention, on fait disparaitre les personnes elles-mêmes. On peut ainsi jouer avec les statistiques sur une carte, et atteindre nos objectifs d’équité en y juxtaposant des probabilités. Ainsi, de 10 ressources d’aide sur le territoire A et 12 ressources sur le territoire B, on aura réussi un exercice d’équité en distribuant autrement nos 22 ressources, en fonction de critères de défavorisation qu’on aura sélectionnés. Mais on n’aura pas diminué la défavorisation. On n’aura pas sorti plus de personnes de la pauvreté. On n’aura pas donné plus de chances à un plus grand nombre de personnes. On n’aura pas distribué plus de pain. On en aura distribué les miettes autrement. On aura réparti équitablement la faim. En contemplant la carte des territoires, nous serons satisfaits de cette abstraction d’équité atteinte. Et, en passant, nous aurons mis les habitants des territoires en compétition les uns contre les autres, se battant pour obtenir les miettes, en oubliant de demander l’accès à la boulangerie. En localisant les enjeux sociaux, on travaillera moins à l’instauration de mesures universelles, par exemple, l’augmentation de l’aide de dernier recours, l’accès aux programmes sociaux pour les personnes migrantes ou l’instauration de services alimentaires gratuits ou abordable dans toutes les écoles.

Ces mots-concepts forgent notre pensée et influence nos actions, notamment par le biais des programmes de financements non récurrents en provenance des municipalités et des Directions régionales de santé publique. Les plus habiles à maitriser le vocabulaire des cadres de programmes remportent la loto-financement. Dans ce contexte, comment prétendre à l’adéquation entre les investissements sociaux et les besoins constatés sur le terrain? Comment poursuivre la lutte sans ne jamais la nommer? Les mots sont politiques. Choisir un champ lexical n’est pas neutre. Se réapproprier celui des oppressions devrait demeurer une avenue légitime.