Les relations entre les fondations, le milieu communautaire et l’État : quelques enjeux et exemples montréalais

Qu’est-ce qu’une fondation philanthropique ?


Outre la volonté d’apporter sa contribution à la collectivité (philanthropie signifie amour de l’humanité), l’augmentation fulgurante du nombre de fondations est attribuable aux avantages fiscaux autant qu’au prestige moral et au pouvoir d’influence qu’elles confèrent. L’État canadien offre un cadeau fiscal important lors de la création d’une fondation. Le capital qui y est investi est placé à l’abri de l’impôt, et la fondation doit en contrepartie faire chaque année un don atteignant un petit pourcentage de ses actifs (en janvier 2023, le gouvernement du Canada a fait passer ce pourcentage de 3,5 % à 5 %). Cela permet aux fondations de ne redonner que l’équivalent des intérêts engrangés grâce aux placements. Le capital de départ reste donc à peu près intouché, les fondations pouvant ainsi exister à perpétuité. Plusieurs spécialistes mettent en doute les motivations charitables des philanthropes[1].

Ce qui différencie les fondations privées et publiques est surtout l’origine du fonds et la composition du conseil d’administration. Le capital des fondations privées provient d’une famille ou d’une entreprise et leur CA est majoritairement formé de personnes représentant les intérêts de cette famille ou entreprise (comme les Fondations Béati, Chagnon, McConnell ou Trottier). Les fondations publiques reposent sur les donateurs (des particuliers, des entreprises et des grands donateurs comme des fondations privées) et leurs administrateurs et administratrices sont plus diversifiés (par exemple, Centraide du Grand Montréal ou les fondations d’hôpitaux ou universitaires).

Performance : l’efficacité des fondations dans le champ du social

Si les fondations s’évertuent à dire qu’elles ne veulent ni ne peuvent remplacer l’État, le monde philanthropique critique ouvertement l’inefficacité de la gestion publique, qui n’atteint pas les résultats escomptés en matière de lutte à la pauvreté. Certains philanthropes avancent qu’il est plus profitable pour les collectivités que les fondations choisissent elles-mêmes où et comment investir leur argent plutôt que de laisser le soin à l’État de redistribuer la richesse. Ils se considèrent comme des « acteurs de changement » et veulent donc décider des grandes orientations en matière d’investissements sociaux. La performance des fondations s’appuie sur des modes de gestion « efficients », impliquant l’évaluation des impacts, un concept emprunté aux entreprises privées. D’ailleurs, une importante part des fondateurs et fondatrices et membres des conseils d’administration des fondations privées comme publiques sont issus du monde des affaires.

Cette rhétorique de l’inefficacité et de la lourdeur administrative est reprise par l’État québécois et l’État canadien pour justifier le fait que la gestion de fonds publics est confiée à des fondations. Pourtant, ce sont les politiques d’austérité des gouvernements successifs qui ont affecté la qualité des services publics et des programmes sociaux. Le visage des partenariats publics-privés-philanthropiques (PPP sociaux) se transforme. En voici quelques exemples : l’Appui pour les proches aidants, un organisme crée par la Fondation Lucie et André Chagnon (FLAC) qui redistribue des fonds publics ; le programme DATaide, créé par Centraide du Grand Montréal pour accélérer le virage numérique des organismes communautaires avec les fonds du Plan d’action québécois pour l’inclusion économique et la participation sociale ; et, annoncé dans le dernier Plan d’action gouvernemental en action communautaire (PAGAC), un fonds de gestion de crise dédié aux corporations de développement communautaire (CDC) qui sera administré par la Croix-Rouge.

Pendant la COVID, les différents paliers de gouvernement ont fait appel aux fondations pour que soientdistribués rapidement des fonds d’urgence au milieu communautaire. Pourtant, au Québec, un mécanisme de répartition de fonds d’urgence existe déjà : le financement par projet. L’exemple le plus connu est le Fonds d’urgence pour l’appui communautaire (FUAC) du gouvernement fédéral, distribué par Centraide, les fondations communautaires (Fondation du Grand Montréal) et la Croix-Rouge. Le gouvernement du Canada annonce pour 2023 un nouveau fonds pour la « relance des services communautaires », qui sera distribué par les mêmes acteurs philanthropiques. Aussi, plusieurs municipalités et arrondissements ont versé des sommes aux fonds d’urgence COVID de fondations. Cela pose l’enjeu de l’imputabilité des gouvernements en matière de gestion de l’argent public. Les acteurs philanthropiques ne sont pas élus et ne sont donc pas redevables de leurs actes à la population. Les frontières entre le public et le privé deviennent de plus en plus floues. En leur confiant la répartition de fonds publics, l’État donne aux élites le pouvoir de choisir comment et à qui les sommes sont attribuées. En plus d’être une source potentielle d’iniquité entre les groupes, cela donne aux acteurs philanthropiques un pouvoir d’influence sur les politiques publiques. Malgré cela, le tout se joue sans véritable débat public.

Conséquences de la privatisation de la lutte à la pauvreté et du développement social

 

Le filet social et la justice sociale

Pour Brigitte Alepin, les fondations sont comparables à des paradis fiscaux nationaux ou « paradis de charité ». C’est notamment le cas au Québec, qui n’impose pas de limite de déduction sur les dons. « Le régime des fondations de charité entre ainsi directement en concurrence avec le financement de l’État »[2]. L’État est privé d’une source de revenus considérable, ce qui réduit sa capacité à investir dans les services publics et les programmes sociaux. Aussi, le « réinvestissement » des fonds philanthropiques dans la collectivité est minime. Ce cadeau fiscal a un impact sur les coffres de l’État tout autant que sur les causes privilégiées par les philanthropes. En résumé, cela réduit la redistribution de la richesse pour amenuiser les inégalités sociales. L’écart entre les populations les plus riches (et les ultrariches) et les populations les plus pauvres se creuse encore davantage, puisque les mieux nantis réussissent à mettre leur fortune à l’abri de l’impôt alors que les plus démunis peinent de plus en plus à vivre dignement. Comme les mieux nantis paient de moins en moins d’impôt sur leurs revenus, le gouvernement coupe dans les dépenses de l’État pour assurer une « saine gestion financière »[3].

Entorse à la démocratie

Si de plus en plus d’argent est investi dans le développement des communautés, il faut rappeler que ces sommes sont investies selon les critères et intérêts personnels des fondations, et de leurs donateurs pour les fondations publiques. Les exemples sont nombreux. Pensons aux concertations locales avec la FLAC, au Projet impact collectif (PIC) de Centraide, aux Plans d’action COVID financés par le Consortium des fondations, etc. Sans oublier certains secteurs comme l’enfance/jeunesse (FLAC), les personnes aînées, les personnes en situation de handicap (Saputo, FLAC), etc.

De plus, les fondations sont même invitées à s’exprimer sur les enjeux sociaux prioritaires, aux côtés des représentants et représentantes du milieu communautaire ou à la place des organismes qu’elles soutiennent. En devenant les porte-voix du travail et de l’expertise terrain des organismes communautaires, elles agissent comme intermédiaires auprès des gouvernements et des institutions publiques. Cela fait obstacle à la reconnaissance et à l’autonomie de l’action communautaire et marginalise les regroupements communautaires, qui sont mandatés pour représenter leurs membres et porter les revendications. Il en résulte un affaiblissement du rôle politique du milieu communautaire.

Ces dernières années, le gouvernement de la CAQ a décidé d’investir d’importantes sommes dans des projets « imposés », c’est-à-dire décidés par un ministère, sans consultation du milieu, et qui doivent se déployer sur tout le territoire québécois (ex. : les Éclaireurs en santé psychologique). Ancrés dans les communautés qui les ont mis sur pied, les groupes communautaires témoignent de la diversité des réponses citoyennes aux différentes problématiques sociales présentes dans leurs milieux. Le milieu communautaire critique donc le fait que ces initiatives « standardisées » ne sont pas issues des communautés et ne répondent pas nécessairement aux besoins des personnes directement concernées. Aussi, elles peuvent dédoubler le travail et l’expertise des organismes communautaires souffrant d’un sous-financement chronique (ex. : Aire ouverte). Elles peuvent également faire disparaître la diversité des missions et des approches en les « modélisant » ou en dirigeant les investissements vers une seule ressource.

Voici quelques exemples d’investissements récents totalisant plusieurs millions, dont plusieurs PPP sociaux :

  • Aire ouverte (secteur jeunesse, réseau de la santé et Fondation Graham Boeckh) ;
  • l’Appui pour les proches aidants (organisme créé par la FLAC récoltant la part du lion du plan d’action en proche aidance de 2021) ;
  • le réseau des Éclaireurs en santé mentale ;
  • la gériatrie sociale[4] ;
  • les initiatives de la Croix-Rouge auprès des personnes aînées[5].

Conséquences sur l’action communautaire autonome (ACA)


En l’absence de financement public récurrent et suffisant, la pérennité des organismes dépend de plus en plus des financements alternatifs, comme la philanthropie. Ces derniers peuvent influencer l’adoption de priorités annuelles en fonction des fonds disponibles, et donc selon les critères et les intérêts des fondations, ce qui nuit à l’autonomie, qui est au cœur du mouvement de l’ACA.

Les financements ponctuels offerts par les fondations précarisent les groupes communautaires, qui peuvent de moins en moins planifier leur action à long terme. Cela constitue, entre autres, un frein à l’amélioration des conditions de travail (poste permanent, augmentation des salaires et autres avantages sociaux) tout en aggravant la pénurie de main-d’œuvre. Toutefois, certains organismes ont pu prolonger le contrat de leurs travailleurs et travailleuses et conserver leur expertise pendant quelques mois ou années de plus grâce au financement philanthropique.

Alors que les organismes réclament un financement public adéquat et stable à la mission, le gouvernement encourage la diversification des sources de revenus. La multiplication des fonds de différentes sources, de différents programmes, alourdit la charge administrative (multiplication du démarchage, de la rédaction de demandes et de la reddition de comptes). Il y a toutefois des variations importantes entre les exigences de chacun des bailleurs de fonds ; certaines fondations se démarquent même pour leur souplesse et la simplicité des démarches.

 

L’importance de démontrer l’impact des investissements


La « philanthropie de changement social » ne veut plus seulement signer des chèques : elle veut des résultats, d’où l’importance de recueillir des données pour démontrer l’impact des investissements. Que ce soit par des données quantitatives ou qualitatives, la culture évaluative de la performance ou de l’impact social des investissements est un aspect essentiel pour motiver les donateurs[6]. Néanmoins, de nombreux organismes et milieux voient d’un bon œil les démarches de planification stratégique et concertée, et le développement d’une culture évaluative lorsqu’elles sont adaptées à leurs besoins et respectent leur fonctionnement.

Puisque les fondations décident qui elles veulent financer et à quelle hauteur, l’équité d’accès aux fonds pour les organismes n’est pas assurée. Il en est autrement pour le financement public à la mission, qui prévoit des mécanismes de reconnaissance et de répartition équitable des fonds et qui oblige la consultation des interlocuteurs communautaires (ex. : PSOC, SACAIS, PACTE, mesures de santé publique, etc.).

Pour décrocher un financement dans ce « marché du don », les organismes sont mis en compétition les uns avec les autres(par exemple, le PPP créé avec La Ruche, une plateforme de sociofinancement). C’est souvent l’image et l’acquisition d’un certain langage issu du développement des affaires et de la philanthropie qui génèrent l’intérêt des fondations pour un organisme ou une concertation locale ou sectorielle. Certains y voient le rayonnement et le développement d’une image de marque. D’autres considèrent que cela favorise les causes qui ont la sympathie du grand public aux dépens de l’action auprès des populations les plus marginalisées.

Aussi, pour établir le contact et maintenir de bons liens de « partenariat » avec les bailleurs de fonds, les organismes privilégient les relations harmonieuses. Dans le contexte où les bailleurs de fonds peuvent se retirer à tout moment, la crainte fondée ou hypothétique de perdre son financement peut nuire à l’expression d’argumentaires critiques.

Devant le déficit de services publics et de programmes sociaux, les financements offerts visent souvent à augmenter l’offre de services directs aux personnes, notamment pour combler les besoins de base (par exemple, les fonds d’urgence, publics et philanthropiques offerts pendant la pandémie pour répondre à l’insécurité alimentaire). Ces financements soutiennent l’action communautaire en agissant sur les symptômes plutôt que sur les causes de la pauvreté, en individualisant les interventions. Cela soulève des questions importantes : peut-on éliminer la faim en alimentant les banques alimentaires ou désengorger le réseau de la santé en dirigeant les personnes aînées en attente d’un médecin de famille vers les organismes communautaires ?

Pour alimenter la réflexion

Avez-vous l’impression…

  • que les bailleurs de fonds vous poussent à rendre des services à la population afin de pallier les manques dans les services publics et aux dépens de vos autres activités de participation et de mobilisation citoyenne ?
  • que les luttes collectives passant par des prises de position publiques, manifestations et actions dérangeantes sont perçues comme dépassées puisque le « partenariat » et la « bonne entente » devraient primer ?
  • de devoir taire vos revendications ou édulcorer vos analyses critiques pour en arriver à un consensus dans vos concertations multiréseaux ?
  • de devoir adopter une façon de travailler, un langage, un processus de planification et d’évaluation des impacts par une collecte de données qui ne répond pas à vos besoins et pratiques et qui alourdit votre travail ?
  • de toujours tenter d’amoindrir les symptômes d’un problème en répondant aux besoins de base des personnes et en délaissant les actions qui s’attaquent aux causes (vers la transformation sociale) ?

[1] Brigitte ALEPIN. « Libérez-nous des fondations privées pas charitables! » La Presse, 10 septembre 2021. [En ligne]

[2]Brigitte Alepin « Peut-on espérer la fin des paradis de charité en 2023 ? », La Presse +, 24 décembre 2022. [En ligne

[3]Brigitte Alepin et Harold Crooks (2020) « Rapide et dangereuse : une course fiscale vers l’abîme », documentaire. 45 minutes. [En ligne]

[4] Voir l’avis de la Coalition pour le maintien dans la communauté (COMACO) (2022) « Avis sur la gériatrie sociale et autre projet », 16 pages. [En ligne]

[5] Idem.

[6] Le RIOCM a d’ailleurs critiqué les mesures d’impact lors de la 1re phase du PIC de Centraide. RIOCM (2015) « Analyse des enjeux du Projet impact collectif de Centraide du Grand Montréal », [En ligne]