Le milieu communautaire, déjà sous-financé et pourtant sur tous les fronts pour répondre aux besoins sociaux non comblés par l’État, est interpellé par ce dernier pour répondre à l’explosion des besoins de la population frappée de plein fouet par la crise sanitaire, économique, humaine et sociale engendrée par le coronavirus. En a-t-il les moyens et, surtout, est-ce son rôle? Quels sont les impacts sur son autonomie?
Pour mesurer les pressions et menaces qui pèsent actuellement sur un milieu communautaire, il faut se rappeler que les organismes étaient déjà grandement sous-financés, et ce, bien avant que la crise actuelle n’éclate. La crise du coronavirus qui touche présentement le Québec et le monde entier à de multiples facettes : sanitaire, économique, et surtout profondément humaine. Depuis toujours, les organismes et leurs intervenant.es sont volontaires et solidaires, bien qu’à bout de souffle, pour venir en aide aux populations les plus vulnérables, marginalisées, oubliées et pour décrier les situations qu’elles vivent. C’est aujourd’hui presque sans aide, sans ressource et sans protection, en manque d’effectif et de bénévole, qu’on leur en demande encore davantage. Les pressions viennent de toutes parts. D’un côté, beaucoup d’organismes font face à une augmentation et à une transformation des besoins de leurs participants. À l’instar de la file d’attente qui s’allonge à la porte des organismes, les besoins s’intensifient et le nombre de personnes en situation de vulnérabilité augmente à mesure que le confinement se prolonge. D’autre part, les gouvernements font appel aux organismes pour accueillir ces populations en échange de promesses de financements supplémentaires. Bref, le milieu communautaire demeure le dernier retranchement des plus vulnérables de notre société, mais combien de temps encore pourrait-il tenir le coup et quel sera le prix à payer pour se faire accoler l’étiquette de « service essentiel »?
La crise révèle l’urgence d’agir
C’est grâce aux pressions exercées, notamment par le milieu communautaire capable de pointer les angles morts des mesures qui fragilisent certaines populations déjà vulnérables, que les gouvernements ont consenti à des aides d’urgence. Les menaces de drames humains imminents ont eu des échos sans précédent dans les tribunes médiatiques autant qu’au niveau politique, ce qui a permis de débloquer des fonds sectoriels un à un, principalement en : itinérance, hébergement (femmes et enfants victimes de violence), sécurité alimentaire, etc. Le gouvernement promet également un financement supplémentaire aux organismes communautaires en santé et services sociaux (SSS) afin qu’ils maintiennent leurs activités. Cinq semaines après le début de la crise, les groupes n’ont toujours reçu aucun argent. Les dernières semaines ont montré que, malgré le manque de ressources des organismes, beaucoup d’entre eux ont répondu présents et se sont montrés capables d’une grande agilité pour répondre aux besoins de leurs participants. Reste que le milieu communautaire n’a ni les ressources financières, humaines ou matérielles, ni les infrastructures ou les équipements de protection pour répondre aux besoins de l’ensemble de la population et encore moins de façon sécuritaire.
La crise actuelle révèle et exacerbe bien d’autres tendances déjà bien installées quant au rôle du communautaire et son rapport à l’État. Un léger vent d’espoir souffle pourtant puisque cette crise invite également à une reconnaissance accrue de l’apport et l’expertise essentielle du milieu communautaire.
Les tendances exacerbées par la crise
- Des conditions préexistantes ignorées
Il est de plus en plus évident que le manque de reconnaissance à l’égard des travailleurs et surtout des travailleuses (80% de femmes œuvrent dans le milieu communautaire comme dans le réseau de la santé) ne peut plus être ignoré. La reconnaissance devra se pérenniser au-delà de la crise. Pensons à toutes les travailleuses du « care », du social et de l’enseignement qui permettent à l’économie et la société « de rouler ». La pénurie de main-d’œuvre qui touche ces secteurs n’est une surprise pour personne, tout comme les conditions de vie exécrables auxquelles étaient laissées des milliers de personnes aînées en résidences privées ou publiques. Ces situations ont été exacerbées par la crise, mais elles existaient depuis longtemps et n’ont fait qu’accélérer le nombre de victimes d’un système défaillant. Plusieurs avaient martelé leurs inquiétudes sans toutefois que des actions concrètes ne soient mises en place. Le gouvernement de François Legault promet aujourd’hui d’augmenter les salaires dans certains secteurs d’emplois, notamment ceux des préposées aux bénéficiaires. Il se désole même de n’avoir pu agir avant. Mais qu’en est-il de la reconnaissance de l’ensemble des autres secteurs et corps de métier? Qu’en est-il de la reconnaissance de la contribution des travailleuses du communautaire? Les remerciements publics ne suffiront pas.
- La déresponsabilisation de l’état à l’égard des services sociaux
Les coupures des dernières décennies dans le secteur de la santé et des services sociaux (SSS) ont amené le gouvernement à sous-traiter une part plus grande des services sociaux, notamment par le biais d’ententes de service avec le milieu communautaire. L’État s’est également appuyé sur d’autres acteurs, comme les fondations et le secteur privé, pour distribuer des fonds et ainsi pallier au sous-financement à la mission. Cette crise a d’ailleurs fait montre de la rapidité avec laquelle Centraide, par exemple, a pu débloquer des fonds d’urgence avec le concert de la Ville de Montréal pour venir en aide aux organismes de Montréal. Cela contraste avec la lenteur avec laquelle les aides promises par les ministères parviennent aux groupes, malgré la situation critique.
En plus de la centralisation qui alourdit les processus administratifs et éloigne les décideurs des enjeux vécus sur le terrain, le désengagement du gouvernement à l’égard d’une partie de ses responsabilités en matière de SSS est particulièrement frappant aujourd’hui alors que le réseau concentre l’ensemble de ses ressources sur la crise sanitaire. Ce «[…] un modèle hospitalocentrique et médicocentrique »[1], comme le nomme Diane Lamoureux, évacue les problèmes sociaux sous-jacents. Or, plus le temps passe, plus il apparaît clairement que l’assistance médicale et les aides de subsistance d’urgence ne couvriront pas l’ensemble des besoins. Il y a donc fort à parier que les gouvernements s’appuieront encore davantage sur le milieu communautaire, dans les prochains mois, pour amenuiser les conséquences sociales du confinement et de la mise sur pause économique. Dans cette perspective, est-ce le rôle du milieu communautaire d’assurer le bien-être de l’ensemble de la population? Lui demande-t-on de se substituer à l’État plutôt que d’agir en complémentarité?
- Sommes-nous des services essentiels?
Il est vrai que le réseau communautaire joue un rôle essentiel dans la société québécoise, mais cela fait-il de nous un « service essentiel » au sens de la loi, avec toutes les contraintes que cela impose? Nous ne pouvons prétendre pouvoir nous substituer aux rôles et responsabilités de l’État. Le rôle des organismes communautaires demeure, en tout temps, déterminé par leur mission et par les principes qui les régissent. Pensons à l’autonomie qui est susceptible d’être mise à mal en temps de crise avec les pressions et besoins qui fusent de toutes parts et les financements qui sont accordés pour y répondre. Quant à l’équité et la justice sociale, des valeurs aux fondements de nos actions, elles s’exercent également dans notre position critique face aux politiques, mesures et lois élaborées. Rappelons d’ailleurs que ce sont ces dernières qui constituent les leviers les plus puissants pour assurer la justice sociale.
Le nécessaire financement à la mission
Les organismes qui reçoivent du financement important à la mission se trouvent aujourd’hui en meilleure position pour répondre à la crise. En effet, ils ont davantage de latitude pour adapter leurs services. Cette marge de manœuvre est, par définition, plus réduite chez les organismes qui fonctionnent grâce au cumul de subventions non récurrentes liées à la réalisation de projets ou à une offre de services ciblée. Par ailleurs, cette crise révèle que le financement privé ne peut être une alternative viable au financement public à la mission, principalement parce que les fondations et corporations sont tributaires d’un contexte économique favorable. Or, c’est spécialement en temps de crise économique, comme celle que nous vivons déjà et qui se poursuivra certainement au cours des prochains mois, que les organismes sont davantage sollicités. D’ailleurs, lors de la reprise des activités, se sont des équipes de travail déjà éprouvées qui devront accueillir de nombreux participant.es, subissant encore les contrecoups de la crise.
Ce que la crise révèle sur le milieu communautaire
En aplanissant la courbe de la crise sanitaire dans le but d’éviter l’engorgement du système de santé, le gouvernement n’a malheureusement pas mis en place les moyens nécessaires pour aplanir la courbe de vulnérabilité des laissés pour compte du système. C’est maintenant la population en générale qui a ou aura bientôt des défis pour répondre à ses besoins de base et maintenir une bonne santé physique et psychologique.
À l’instar de la couverture médiatique et de l’attention portée vers les populations les plus vulnérables, plusieurs s’attendent à de nombreux changements au sortir de cette crise. D’un côté, dans les priorités gouvernementales afin de répondre aux besoins des personnes, de l’autre côté, dans une reconnaissance accrue à l’égard des acteurs essentiels. Or, si l’on se fie aux tendances préexistantes exposées plus haut, il faudra s’assurer que ce qui a marqué les esprits tout au long de cette crise se traduise rapidement en lois, politiques et programmes gouvernementaux. Pour le communautaire, la cristallisation de cette prise de conscience collective se fera sans doute par le futur Plan d’action gouvernemental en matière d’action communautaire (PAGAQ).
Cette crise démontre sans ambiguïté que :
- Les organismes communautaires ont une grande capacité d’adaptation et sont capables d’agir rapidement pour répondre aux nouveaux besoins de leurs membres. Pensons, par exemple, à plusieurs groupes qui ont répondu présents pour livrer de la nourriture à leurs participants confinés.
- Les organismes communautaires sont près des populations. Ce sont des « antennes » capables de capter rapidement les besoins et ils élaborent avec leurs membres les meilleurs moyens d’y répondre.
- Les organismes communautaires ont une liberté de parole. Leur rôle de chien de garde leur permet de rendre visibles les problématiques occultées.
- Les groupes communautaires critiquent les politiques publiques. Ce n’est donc pas seulement le rôle de « fournisseurs de service essentiel » qu’il faudra reconnaître au sortir de cette crise, mais également leur rôle démocratique et politique. Les groupes portent la voix des personnes invisibilisées et dénoncent les inégalités sociales. Ce rôle critique est au cœur de l’action communautaire autonome.
Le soutien devra continuer d’être au rendez-vous et les organismes devront demeurer alertes afin identifier et comprendre les incidences sociales de cette crise. Les situations dénoncées par le communautaire depuis des années font aujourd’hui les manchettes… Il serait temps que les cris du cœur portés par les regroupements et organismes soient davantage écoutés et pris au sérieux. Les gouvernements doivent reconnaître le rôle de baromètre des organismes face aux inégalités sociales. Cette crise nous l’a montré, l’indifférence mène aux drames humains et, faut-il le rappeler, ceux-ci n’adviennent pas qu’en temps de crise.
[1] Diane Lamoureux. 2020 . Reconnaître l’importance sociale des soins. Le Devoir