Inégaux sous le couvre-feu : accroître les risques pour aplanir la courbe…

Depuis le samedi 9 janvier au soir, une nouvelle limite du confinement a été franchie. Imposer presque partout au Québec, le couvre-feu empêche toute personne de quitter son domicile privé entre 20h et 5h, sauf pour aller travailler, en cas d’urgence de santé ou pour les besoins du chien. Faute de pouvoir convaincre les policiers qu’ils ont une raison valable de se trouver dehors, les gens s’exposent à d’importantes amendes (entre 1 000$ et 6 000$). Quelques manifestations ont eu lieu dans les villes du Québec pour dénoncer le couvre-feu et des groupes communautaires ainsi que des juristes ont réclamé une exemption pour les personnes marginalisées, notamment celles en situation d’itinérance. Nous voulons porter ici un éclairage sur les personnes qu’on oublie trop souvent de mentionner lors des points de presse et sur qui les mesures sanitaires ont d’importantes répercussions. Si l’efficacité scientifique du couvre-feu reste incertaine, nous savons qu’il fragilise certaines populations poussées à prendre davantage de risques. Voici comment.

Ceux pour qui le couvre-feu ne change presque rien et les autres…
Les travailleuses et travailleurs essentiels dans la mire
Personnes en situation d’itinérance
Les personnes marginalisées
Les préposées à domicile et proches aidantes
Populations discriminées, immigrantes et racisées
Compliquer encore davantage la vie des femmes
Peu de répit pour la santé mentale
En conclusion : Des questions subsistent et appellent le gouvernement à prendre ses responsabilités.

Ceux pour qui le couvre-feu ne change presque rien et les autres…

En contexte de crise sanitaire à laquelle s’ajoute les crises du logement et des surdoses, il est bien plus facile de s’isoler chez soi le soir et la nuit pour ceux qui font du télétravail de 9h à 17h dans le confort de leur foyer que pour les autres… Pensons aux travailleuses et travailleurs dits « essentiels » du milieu de la santé et d’autres emplois précaires aux horaires atypiques, aux locataires de logements inadéquats et surpeuplés, aux personnes qui ont besoin d’assistance à toute heure, à celles qui se trouvent dans des relations conjugales et familiales toxiques et violentes, celles qui ont des dépendances, celles qui ont adopté la rue et la nuit comme milieu de vie et de travail, etc. Bref, plusieurs populations pour qui l’interdiction de se déplacer et d’occuper l’espace public la nuit complique la vie et peut même la mettre en danger.

Les travailleuses et travailleurs essentiels dans la mire

Nous pouvions nous attendre à ce que les travailleuses et travailleurs du réseau de la santé soient les premiers exemptés du couvre-feu. Pourtant, dès la première semaine de mise en vigueur, plusieurs exemples de contrôle et même de zèle policier nous ont été rapportés. L’ensemble des personnes occupant des emplois dits « essentiels » ou de première nécessité peuvent s’attendre à ces interpellations et largesses prises par les policiers et policières qui peuvent parfois mener à des contraventions. C’est le cas des personnes au service au comptoir dans les stations-service, pharmacies et dépanneurs, les taxis/Uber, les livreurs, etc. Les travailleuses et travailleurs du communautaire ne sont pas exclus de ces contrôles. C’est pourquoi, comme de nombreux employeurs qui décident de fermer leurs portes plus tôt, nous recommandons aux organismes communautaires de terminer leurs activités avant 19h30 au maximum afin que leurs participant.es autant que les intervenant.es puissent regagner leur domicile avant le couvre-feu et ainsi éviter de subir des contrôles policiers.

Personnes en situation d’itinérance

Le gouvernement a proposé de raccompagner dans les refuges toutes personnes qui se trouvent à l’extérieur pendant le couvre-feu. Plusieurs se sont levés pour souligner en premier lieu qu’il n’y a pas suffisamment de places dans les refuges (à Montréal, il y aurait au moins deux fois plus de sans-abris que de places dans les refuges de nuit). L’ensemble des ressources, refuges comme haltes-chaleur installées dans différents quartiers, seraient au maximum de sa capacité. Ensuite, il faut le répéter, les refuges ne sont pas une solution viable pour tous. En sont souvent exclues : les personnes qui consomment, celles en crise souvent liée à la santé mentale, celles accompagnées de leurs animaux et celles qui n’arrivent pas à supporter les règles ou craignent les violences inhérentes à la promiscuité. À cela s’ajoute la peur du virus qui se propage rapidement au sein de la population en situation d’itinérance depuis les fêtes. On note des foyers d’éclosion dans les ressources déjà insuffisantes et sous-financées, fréquentées notamment par les populations autochtones. Le milieu communautaire, sur qui reposent la plupart des interventions en itinérance, réclame l’intervention accrue de la Santé publique qui doit aussi assurer la protection de cette catégorie de la population, d’autres demandent à la Ville de Montréal de déclarer l’état d’urgence et un organisme appel même à l’intervention de l’armée.

À plus d’une semaine de la mise en vigueur du couvre-feu, les personnes travaillant sur le terrain font état de contraventions remises aux sans-abris, de cas de brutalité policière, d’accès limité aux ressources, etc. Le gouvernement de François Legault refuse toujours d’exempter les personnes marginalisées du décret sur le couvre-feu. Les personnes de la rue s’exposent donc à la judiciarisation et, comme ils n’ont évidemment pas les moyens de payer les contraventions, cela peut mener à la criminalisation. En effet, selon le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) : « les personnes sans-abri se cachent et s’isolent pour éviter de subir toute forme de répression ».

Les personnes marginalisées

Il faut rappeler que l’efficacité du couvre-feu comme mesure de dernier recours pour réduire les contacts sociaux à la source de la propagation du coronavirus s’appuie sur la répression et le climat de peur qu’il engendre auprès de la population. Or, c’est principalement cette peur d’être arrêté par la police qui peut pousser certaines populations à adopter des comportements à risque et dangereux. Nous pensons instantanément aux populations en marge qui flirtent avec l’illégalité ou qui ont des antécédents judiciaires comme les personnes utilisatrices de drogues injectables, les travailleuses et travailleurs du sexe, etc.

Par peur de se faire interpeler, ces personnes peuvent perdre leur gagne-pain (sans toutefois pouvoir compter sur les aides gouvernementales). Cela limite également l’accès aux services et ressources comme les sites d’injections supervisés ou certains services jeunesse, par exemple. Il nous a même été rapporté que l’autorisation écrite fournie par un organisme communautaire a été sèchement refusée lors d’un contrôle policier. Les personnes dépendantes se retrouvent donc plus susceptibles de faire des surdoses. De la même façon, il est encore plus dangereux d’offrir des services sexuels durant le couvre-feu.

Les préposées à domicile et proches aidantes

Avec le sentiment de peur qui accompagne la mise en vigueur du couvre-feu, le milieu communautaire nous alerte que de nombreuses personnes pourraient ne plus appeler à l’aide. La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a fait mention des femmes victimes de violence conjugale lors de son point de presse.  Toutefois, est-ce qu’on a pensé à celles et ceux qui portent assistance à domicile aux personnes en perte d’autonomie et en situation de handicap? Si les autorisations des organismes ou même de certains employeurs sont parfois refusées par la police, imaginez le sort des travailleuses et travailleurs du chèque emploi-service embauchés directement par les individus qui ont besoin d’aide ou pire encore les personnes proches aidantes. C’est déjà un défi pour les personnes en situation de handicap de trouver une préposée, plusieurs craignent maintenant que le recrutement soit encore plus difficile pour les soins en soirée ou la nuit. Cela condamne une partie de la population à se faire mettre au lit en début de soirée afin que leurs préposées et proches aidantes retournent à la maison avant le couvre-feu. Pour les proches aidantes, notamment celles qui ne sont pas connues du réseau de la santé, obtenir la preuve qu’elles portent assistance à une personne aînée ou présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’Autisme est encore plus compliqué. Des questionnements tourmentent encore plusieurs personnes. Qui a la légitimité de signer une autorisation ou preuve lorsque c’est un individu qui a besoin d’aide? Quels sont les motifs valables pour sortir porter assistance à une personne? Un problème de santé psychologique ne peut-il pas avoir d’aussi graves conséquences qu’un problème physique? Des situations de négligence sont donc à craindre tout autant qu’une plus grande prise de risque chez les personnes en perte d’autonomie qui veulent à tout prix éviter que leurs aidants aient des ennuis avec la police. Le sentiment de peur peut être puissant et dangereux pour certaines populations vulnérables. Pensons notamment aux personnes âgées à qui le couvre-feu déterre des souvenirs de la guerre. Il faut rappeler qu’une interpellation policière n’a rien de banal.

Populations discriminées, immigrantes et racisées

La légitimité des preuves fournies aux policiers, autant que l’efficacité de la démonstration justifiant sa présence dehors après 20h, peuvent être des défis pour les populations discriminées, immigrantes et racisées qui se méfient déjà de la police. Pensons aux personnes à statut précaire déchirées entre, d’un côté, l’impératif de sortir travailler afin d’assurer la survie de leur famille et, de l’autre, se faire interpeler par la police ce qui pourrait mener à leur expulsion. Le fardeau de la preuve doit être terriblement pesant pour celles et ceux qui devront fournir une attestation de leur employeur les embauchant dans l’illégalité. Pour les personnes allochtones et nouvellement arrivées, il y a le défi de justifier le bien-fondé de sa présence à l’extérieur avec une faible connaissance des langues officielles. En conclusion, si le gouvernement du Québec dit se fier principalement au bon jugement des forces de l’ordre pour faire respecter le couvre-feu, nous ne pouvons passer sous silence le profilage racial et social dont le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) est accusé depuis des décennies. Cela renforce notre inquiétude quant à la dangerosité du couvre-feu pour les personnes discriminées, précaires et marginalisées alors que plusieurs exemples nous sont donnés des ratés du pouvoir discrétionnaire entre les mains de la police.

Compliquer encore davantage la vie des femmes

N’oublions pas que ce sont majoritairement les femmes qui travaillent dans les secteurs « essentiels » et portent assistance aux personnes. Ce sont elles qui sont les plus impactées par les crises liées à la pandémie de coronavirus et le couvre-feu risque de compliquer encore davantage leur existence; un poids de plus qui s’ajoute à leur charge mentale. Il fragilisera également les plus vulnérables d’entre elles (femmes en situation d’itinérance, travailleuses du sexe, victimes de violence, etc.).

Peu de répit pour la santé mentale

Le confinement est pénible pour tous. Les personnes vivant des problèmes de santé mentale n’en sont pas exclues et la situation pourrait les aggraver. Le couvre-feu empêche de nombreuses personnes, notamment celles qui ont des conditions de vie difficiles (pauvres, mal logées, etc.), de s’extraire momentanément d’un environnement lourd et étouffant pour simplement prendre une bouffée d’air salutaire.

En conclusion : Des questions subsistent et appellent le gouvernement à prendre ses responsabilités.

Le couvre-feu met-il davantage en danger certaines populations qu’il assure la protection de la majorité? Les effets directs et collatéraux du couvre-feu en valent-ils la peine? Est-il acceptable de retirer la liberté de circuler la nuit dans l’espace public pendant un mois, avec tous les méfaits que cela pourrait causer, alors que les arguments scientifiques appuyant la mise en vigueur du couvre-feu sont minces? Le couvre-feu est-il l’action à plus fort impact pour éviter que les institutions en arrivent à faire du triage?

De nombreuses voix s’élèvent pour critiquer le fait qu’avec ce couvre-feu, le gouvernement désigne les individus comme grands responsables de l’accroissement de la propagation du virus alors que le réseau de la santé est tout près du point de rupture. Or, la question importante à se poser est : pourquoi le système de santé et le filet social sont-ils dans cet état? Nous le savons tous, cela s’explique par le sous-investissement chronique reconduit par les différents gouvernements qui se sont succédé. C’est la raison pour laquelle plusieurs réclament, comme en témoigne le communiqué de la Ligue des droits et libertés intitulé « Couvre-feu au Québec, des mesures au-delà de la sécurité publique », la mise en place de solutions collectives attendues depuis longtemps et qui sont encore plus urgentes en contexte de crise sanitaire. Nous continuons à appuyer, et peut-être encore plus que jamais, le réinvestissement massif dans les services publics et l’ensemble des composantes du filet social, notamment le milieu communautaire.